Ce n’est qu’un début
Balayées, les illusions
On a bien grandi. Elle est loin, notre enfance. Révolue, cette vie d’insouciance. On en a fait le deuil quand on est entré dans ce qu’on appelle « la vie active ». On a troqué la créativité, la curiosité et la vivacité d’esprit qui ont rythmé cette épisode de notre existence, contre l’espoir d’une vie plus complète, plus complexe, plus adulte.
On a peut-être déjà même perdu la passion, la flamme qui nous animait. On s’est rangé sagement, on s’est résigné. Alors on snooze tous les matins, on peine à se mettre en marche, on erre sans but. On a perdu quelque chose en route, sans vraiment être capable de dire quoi. A qui la faute ? La vie moderne. La société. La consommation. Le tout-maintenant. L’urgence de vivre. On commence à connaître la chanson.
Le monde du travail, qu’on avait tant idéalisé, on en est revenu. On pensait que travailler, c’était synonyme de liberté. Le tableau était trop beau. Alors on cherche un peu de réconfort en multipliant les pintes les soirs de semaine, en plus ou moins bonne compagnie. On se convainc que c’est pour la bonne cause, qu’on le fait par obligation sociale. On se donne bonne conscience.
Mais on en veut toujours plus, on n’en peut plus d’attendre le prochain week-end entre potes pour se murger. Plus que quelques semaines à tenir avant de se mettre bien, ma gueule. Le compte à rebours est lancé. Tenir.
On a ce besoin vital de voir du monde, de s’entourer, peu importe de qui. Règle numéro une : ne jamais rester seul. Ne jamais se confronter à ses incertitudes, ses doutes, ses démons. Force et honneur.
C’est vrai, c’est grisant de rencontrer tous ces nouveaux gens, croiser de nouveaux visages, de nouveaux regards. L’homme est un animal social. Pour autant, on n’a aucun scrupule à bitcher sur les autres à tout-va, à faire des messes basses, sans balayer devant sa propre porte.
On a fait des études supérieures, on a une tête bien faite. C’est écrit sur son CV. On nous a répété que notre avenir était tout tracé, cet avenir immaculé, blanc et juste.
On râle, on geint, mais il ne nous vient jamais à l’idée de se mettre en mouvement pour ne serait-ce qu’essayer de faire changer les choses. On se permet de porter des jugements (c’est hyper important d’avoir un avis sur tout), on l’ouvre à la moindre occasion. Quitte à raconter de la merde. Sans jamais se demander si le monde ne se serait pas mieux porté si on l’avait mise en veilleuse et essayé d’écouter les autres, pour une fois.
On adore le débat, ou plutôt, s’entendre parler. On a lu la une politique du 20 minutes ce matin, pendant les 2 stations de métro qui nous séparent du bureau, on va pouvoir replacer 2-3 mots pendant le dej ce midi pour faire bien. Et ça marche. Brasser du vent, ça, on adore.
Puis c’est une nouvelle semaine qui commence. On se vante de ses gueules de bois si épiques, de ses plans cul qui ne mènent nulle part, de son premier burnout qu’on a surmonté héroïquement. On a traversé le désert, on a vu du pays. On a aimé, menti, trahi, trompé. On s’est repenti.
On montre ostensiblement au monde qu’on est complètement débordé, qu’on se démène au travail et qu’on a bien mérité ses vacances en Crète. Même si, entre nous, on passe plus de temps à se plaindre du travail qu’on a à faire, qu’à vraiment le faire. On se croit roi du multitasking alors qu’on n’est juste pas foutu de rester attentif pendant plus de 2 minutes. On a complètement perdu de vue son but de départ, les raisons pour lesquelles on est là où on est.
Au travail, on s’accroche en pensant aux vacances à venir. Puis en vacances, on se rend compte que cette trêve tant attendue ne nous rend pas si heureux que ça. Les vacances commencent à peine qu’on se met déjà à compter les jours qui restent, comme on comptait les jours à l’approche de la rentrée des classes. On travaille pour les vacances, on prend des vacances pour oublier qu’on doit travailler. Et bis repetita. On finit par s’y faire, ça fait partie des responsabilités de la vie adulte, on se dit.
On se dit yolo, on se dit qu’on est jeune, qu’on trouvera un sens à sa vie plus tard. Profiter avant qu’il ne soit trop tard, carpe diem gros. On bouffe de la merde pleine de pesticides, on culpabilise, on se met au pilates, méditation pleine conscience, régime cétogène.
On dit à tout le monde que c’est génial, que ça fait un bien fou, qu’ils doivent absolument essayer. Puis on laisse tomber à la première difficulté venue, parce qu’on n’a aucune volonté.
OK, on gagne peut-être pas trop mal sa vie. Peut-être même plutôt très bien. Mais c’est jamais assez. Et cet argent qu’on gagne, il nous brûle les doigts. On claque sa thune pour essayer de se réinventer, de s’entourer de belles choses pour se prouver qu’on est soi-même une belle personne. On dépense sans réfléchir pour se délester du poids de l’argent, mais on s’alourdit de pacotille superflue pour combler le vide, pour s’acheter une vie.
On déménage à Paris, plutôt crever que de vivre en banlieue même proche. On se persuade qu’on a besoin d’une vie de quartier dynamique, parce qu’on est soi-même dynamique déjà d’une, puis parce qu’on l’a bien mérité après tous ces sacrifices, bordel.
On cherche toujours plus de bruit, de brouhaha, d’effervescence pour nous aider à atteindre un état d’ivresse permanent. Pour couvrir le son de la petite voix qui nous dit qu’on ferait mieux de lever le pied. Pour ne plus être soi-même. Le silence, rien de plus glauque.
On doit avoir un emploi du temps bien rempli, on doit savoir ce qu’on fait ce week-end, on doit se tenir informé de l’actualité. On passe son temps à essayer de cocher les cases, à montrer qu’on est conforme.
On vit au jour le jour sans trop se poser de questions, on prend des risques inutiles, on fait des choix mal informés. On a soi-même enfilé ses propres œillères, pour ne jamais regarder ce qu’il se passe autour de soi, et encore moins derrière.
Pourtant, des moments de lucidité, on en a parfois. On se rend compte que ça ne va plus, qu’on va droit dans le mur. Mais pour corriger le tir, il faudrait faire différemment. Et ça, on ne sait pas faire. On ne veut pas faire. On se mettrait des gens à dos.
Et gare à ceux qui viendraient essayer de nous ouvrir les yeux et bouleverser l’ordre établi. Ceux qui osent penser et vivre autrement, ont l’audace de proposer quelque chose d’un peu absurde. Ceux-là sont des marginaux, des originaux, qu’on a vite fait de décrédibiliser et décourager pour étouffer leur créativité. Pourquoi vouloir faire mieux quand on se suffit de la médiocrité ?
On finit par tolérer les blagues racistes, sexistes, homophobes de ses potes et collègues. On se surprend à en faire aussi. C’est juste un délire entre nous, dans le fond on sait que c’est pas vraiment ce qu’on pense. Jusqu’à ce que que ça le soit. On devient petit à petit ce qu’on s’était juré de ne jamais devenir.
Dans le fond, on sent que quelque chose ne tourne pas rond. Mais on se remettra en question plus tard. Que les autres commencent déjà par se remettre en question eux-mêmes.
On se dit qu’un jour, on franchira le cap, on claquera sa dem’ et on se barrera à l’autre bout du monde pour enfin faire le job de ses rêves. Un jour. Parce qu’on n’est pas comme les autres, on a truc en plus, on est spécial. On ne se fera pas happer par le système comme nos parents. On se croit disruptif, alors qu’on est en fait devenu déjà tellement mainstream.
En attendant ce jour, on laisse les puissants décider pour nous, on subit sa vie, on abandonne toute discipline. Mais on se pense libre et fort malgré tout, insoumis aux discours qui nous entourent, insensible aux pressions invisibles. On se laisse porter, avec l’illusion de vivre une vie de choix, l’illusion de rester maître à bord. Comme c’est confortable.
Ce « on », ce n’est pas vous, ce n’est pas moi non plus. C’est juste un ensemble indéfini, un tout et un rien. C’est un constat du climat ambiant. Ce « on », c’est nous sans vraiment l’être. On se retrouve tous un peu dans ce « on », de façon plus ou moins prononcée et intermittente.
Et si on commençait par se poser les bonnes questions ?
Et si on prenait juste un peu de temps pour se poser et réfléchir, en arrêtant de vouloir être dans l’action permanente ?
Et si, plutôt que de rechercher une version améliorée de la tristesse, on œuvrait simplement à notre bonheur, sans avoir à s’en cacher ?
Autorisons-nous à juste « être », des fois. Considérons d’autres options, surtout celles qui nous paraissent insensées de prime abord. Prendre du recul, revenir sur le passé pour mieux penser le futur. Poser les grands piliers de sa vie pour en devenir l’architecte. C’est naturellement inconfortable : on n’est pas programmé, câblé, pour ça. Et c’est précisément pour ça que c’est si important.
Il est temps de se recentrer, se retrouver avec soi-même, pour mieux se retrouver avec les autres. Apprendre à se connaître et cultiver son identité, plutôt que de vouloir vivre pour les autres. Vivre ensemble et coexister harmonieusement. Lever la tête du guidon pour arrêter de faire les mêmes conneries en boucle. C’est de tout ça que je veux parler.